Travailler moins … pour être plus heureux et en meilleure santé

Actualisation août 2018,

« Ce qui est archaïque dans le travail, c’est le lien de subordination »

Tout travail produit de la souffrance, tout système de production produit de la contrainte, en quoi l’entreprise contemporaine se distingue-t-elle sur ce point des systèmes du passé ? Un entretien d’Aude Lancelin avec la sociologue Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au CNRS. À lire ici.

Pour celles et ceux qui ne seraient pas abonnés à “Là-bas”, voici le texte :

1. Le travail, une contrainte ?

Aude Lancelin – Tout travail produit de la souffrance. Dès lors, pour reprendre les mots de Marx, qu’on est dans le cadre d’un système de production qui vise à extorquer de la plus-value, il y a de la contrainte. À cet égard, qu’est-ce qui spécifie pour vous le management contemporain ?

Danièle Linhart – Effectivement, la souffrance existe dès lors qu’on est obligé de se consacrer au travail selon des contraintes auxquelles on n’adhère pas nécessairement et qu’on n’a pas nécessairement choisies. Il faut s’engager sur une durée, venir tous les jours, travailler dans des contextes prédéfinis. C’est fatigant, c’est usant, ça prend la tête et ça prive d’autres aspects de la vie, du temps passé avec les siens, des loisirs. Donc effectivement, le travail c’est de la contrainte. Si on veut parler en termes de souffrance, ce qui différencie, me semble-t-il, les situations antérieures – notamment les Trente Glorieuses, les années 1950, 60, 70, un peu 80 aussi, où on était sous l’ère taylorienne, fordienne autoritaire – et la période actuelle, c’est que la souffrance était en quelque sorte prise en charge collectivement, au sein de collectifs de travail, notamment ouvriers, employés, parfois cadres, qui travaillaient ensemble, qui avaient le sentiment de partager un même destin, des mêmes conditions de travail, d’être soumis à des contraintes identiques. Et qui s’entraidaient, qui décidaient d’avoir des relations solidaires, complices, et qui de fait élaboraient des savoirs, des savoir-faire, des connaissances qui pouvaient être utiles aux uns et aux autres, et qui aidaient les uns et les autres à s’économiser, à éviter les accidents, à travailler plus vite parfois pour pouvoir se reposer par moment. Il y avait donc une sorte de régulation collective de la souffrance. Surtout parce que la souffrance était décryptée. Les uns et les autres se disaient : si on souffre, ce n’est pas parce qu’on n’est pas à la hauteur, ce n’est pas parce qu’on n’est pas bon, qu’on est faible. C’est parce qu’on se trouve dans des relations d’exploitation, le patron veut s’en mettre plein les poches. On comprend pourquoi ça ne va pas, les cadences sont accélérées ou les objectifs sont démesurés. Il y avait cette faculté de comprendre ce qui se passait, de comprendre pourquoi ça arrivait, avec cette idée qu’on pouvait changer éventuellement un peu les choses en se transformant en acteurs collectifs, en essayant de peser un peu collectivement sur l’agent de maîtrise, en disant : on va faire grève. Il y avait cette idée qu’on pouvait changer les choses.

Comment ce système de sens qui prenait en charge la souffrance s’est-il disloqué ?

Il a été disloqué à la suite, notamment en France, des événements de Mai-68, qui ont causé un traumatisme phénoménal du côté du patronat français qui a vraiment eu l’impression qu’il ne pourrait plus sauvegarder l’ordre social capitaliste. D’ailleurs, il y a eu un traumatisme même politique, puisque le général de Gaulle, président de la République à l’époque, avait disparu de la scène publique pendant trois jours. Il était allé s’enquérir de la fidélité de l’armée auprès du général Massu qui était stationné en Allemagne. Et donc on imaginait possible une guerre civile en France à la suite de ces trois semaines de grève générale avec occupations d’usines – la plus longue grève du XXe siècle, plus longue que celle du Front populaire. Il y avait un traumatisme réel, et le patronat français s’est dit : il est possible que nous ne puissions plus continuer à faire produire dans les entreprises comme auparavant, à faire travailler les pauvres. Il fallait trouver une solution. Des groupes de travail ont commencé à se réunir à la demande du CNPF, et en 1974 la réponse à été trouvée, une parade extraordinaire : il faut atomiser, il faut vider de leur substance ces collectifs de salariés, il faut promouvoir une individualisation de la gestion des salariés. Ce qui est très intéressant, c’est qu’ils ont tout de suite compris qu’ils ne pouvaient pas l’imposer de façon unilatérale, ni l’imposer par la force, qu’il fallait rendre cette orientation, comme on dirait maintenant, « désirable » par les salariés. Ils ont développé une sorte de rhétorique sur le mode un peu gaullien – de Gaulle disait « Je vous ai compris ». Le patronat français a tenu un peu la même posture en disant : nous vous avons compris. Vous voulez de l’autonomie, de la liberté, de la reconnaissance, prendre des initiatives, être reconnus dans votre travail… C’est tout à fait bien, on va miser là-dessus. Mais ça passe évidemment par une individualisation de la gestion des salariés.

Vous pensez que cette évolution-là s’était faite de façon assez consciente dans l’esprit du patronat ?

Il y a eu cette idée : il faut inverser le rapport de force. Comment combattre cette classe ouvrière compacte et combative ? En l’atomisant. Mais il fallait faire accepter, rendre légitime cette orientation. Il y a donc eu tout un discours sur le fait de reconnaître que, parmi les salariés, nous n’avions pas affaire à des masses mais à des personnes désireuses de se faire reconnaître, d’avoir de la dignité au travail et de se différencier. Mais du coup, les managers se sont engouffrés dans une psychologisation, et même une « narcissisation » de la relation de chacun à son travail, en jouant sur des dimensions qui sont très fragilisantes du point de vue des salariés. On joue non pas sur leurs compétences, leurs qualifications, leurs savoirs, leurs expériences ; mais sur leur savoir-être, leur capacité d’adaptation, leur courage, sur leur capacité de se remettre en question. Par exemple, dans les années 1980, il y avait des chartes éthiques, des codes déontologiques, des règles de vie dans les entreprises qui disaient : les salariés vertueux, ceux qui ont toute leur place dans nos entreprises, sont ceux qui sont mobiles, flexibles, disponibles, loyaux, qui visent l’excellence, etc. Et surtout qui sont capables de se remettre en question, de prendre des risques, qui sont proactifs. Ça s’appelait, et ça s’appelle toujours (on peut lire ça dans les textes des entreprises) : ceux qui savent sortir de leur « zone de confort ». Si on n’accepte pas de sortir de sa zone de confort, c’est qu’on est frileux, qu’on n’est pas un bon salarié et que potentiellement on pourrait faire partie de la cinquième colonne qui va miner la performance de l’entreprise. On s’est engouffré dans cette psychologisation. D’ailleurs, dans les années 1990, on proposait aux salariés de sauter à l’élastique, de courir le marathon, de sauter en parachute, pour montrer que vraiment, il faut mettre les tripes sur la table.

J’ai bien peur que ce genre de séminaire existe encore sous d’autres formes (du motoneige…)

Absolument. J’ai même vu un truc abominable : on demandait à plusieurs cadres réunis entre eux de tuer un chat. On peut effectivement imaginer de façon tout à fait inconvenante des modalités de mobilisation des salariés pour qu’ils acceptent de dépasser leurs phobies, leurs peurs. Et on joue beaucoup sur leurs fantasmes – le fantasme de reconnaissance, l’idéal du Moi… On met en concurrence les salariés systématiquement en leur disant : « montrez-nous qui vous êtes vraiment, montrez-nous que nous avons raison de vous faire confiance ». On le voit beaucoup auprès des jeunes cadres. Certains jeunes cadres ont comme consigne ou comme objectif « étonnez-nous ». On joue sur cette fibre narcissique. Quand tout va bien, c’est merveilleux. Mais dès qu’il y a le moindre faux pas ou la mise en concurrence qui fait qu’on va préférer quelqu’un d’autre, on assiste souvent à des effondrements, des gens qui s’effondrent parce qu’ils pensaient qu’ils allaient véritablement non seulement faire des belles carrières mais bénéficier d’une reconnaissance formidable. Et on leur dit : « non, vous nous avez déçus, vous n’êtes pas celui qu’on pensait que vous étiez ». Ce n’est donc pas le salarié en tant que professionnel qui est mis en question ou qui est moins bien vu, mais c’est l’individu dans son entièreté la plus intime, la plus personnelle qui subit toutes ces formes de mobilisation. C’est pourquoi je pense qu’on peut parler de sur-humanisation et penser que cette sur-humanisation n’est pas tellement meilleure que la déshumanisation de Taylor. Elle est son envers. Et cette personnification, cette personnalisation – qui me fait penser qu’on peut parler non plus d’entrepreneurs mais d’ « anthropreneurs », c’est-à-dire qui se saisissent de la dimension anthropologique des salariés –, elle est dangereuse.

Est-ce qu’on peut vraiment parler d’une explosion du nombre de burn-out [1] et de maladies professionnelles liés à ce stress particulier engendré par le management tel que vous le décrivez ?

Je le pense parce que le management moderne dans lequel nous baignons depuis vingt ans ou même plus se fonde sur cette mobilisation des salariés, mais pour leur demander de mettre en œuvre ce qui reste quand même une organisation taylorienne du travail dans sa philosophie. C’est-à-dire qu’on demande aux salariés (et c’est ça la nouveauté) de faire en permanence l’usage d’eux-mêmes le plus rentable, du point de vue des critères d’efficacité de leur direction et selon des méthodes, des méthodologies, des procédures, des protocoles qui ont été conçus en dehors d’eux par des grands cabinets d’experts internationaux, et qui restent dans cette logique permanente d’économie des temps et des coûts. Il faut faire l’usage de soi le plus rentable selon cette philosophie qui reste taylorienne d’économie des temps et des coûts. Ça a un nom, ça s’appelle le lean management. On le voit partout, dans le secteur public comme privé. Et pour obliger les salariés à accepter de jouer ce rôle – qui consiste à rendre intelligents des dispositifs, des procédures, des outils qui ont été conçus en dehors d’eux et parfois contre leur propre intelligence –, il faut jouer sur cette fibre humaine, mais il faut aussi les contenir, les contrôler. Et on les contrôle notamment par une attaque en règle de la « professionnalité », qui est le changement perpétuel. Il s’agit de rendre les connaissances et l’expérience obsolètes. Tous leurs repères sont brouillés, ils ne peuvent plus se baser sur aucune certitude, aucun savoir stabilisé pour travailler. Du coup, ils ont peur en permanence. Et ils ont à reconstituer sans arrêt des repères, des routines professionnelles, pour essayer de maîtriser cognitivement le contenu et l’environnement de leur travail. Ils s’épuisent sans arrêt à le faire, tout en sachant que dans deux ou trois ans ça va rechanger complètement, et que ça sera comme les travaux de Sisyphe : il faudra recommencer. Il y a donc là un épuisement professionnel qui est une partie du burn-out. L’autre partie, c’est un effondrement personnel parce qu’on n’a plus confiance en soi, on n’a plus confiance en les autres parce que eux non plus ne savent pas. Donc on a peur de l’avenir, on a peur de tout, on est extrêmement fragilisé, on est dans une anxiété permanente. Du coup, l’image de soi devient extrêmement négative, on se méfie de soi-même. C’est tout cela qui constitue le burn-out.

2. Encadrer pour mieux régner

« C’est quand même extraordinaire, cette espèce d’intuition phénoménale que peuvent avoir les managers ou les vendeurs d’esclaves qu’il faut changer les hommes si on veut changer leur statut de travail  »

Je précise que c’est un domaine que vous connaissez très bien. D’une certaine façon, vous avez été l’une des pionnières, puisque vous avez fait partie de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées de France Télécom, une entreprise qui s’est illustrée tristement en France par la mise en œuvre de ces méthodes. Je crois que cet Observatoire est maintenant dissous. J’ai envie de vous faire parler de cette affaire France Télécom qui, en France, est le début d’une prise de conscience de la souffrance au travail. Quelles sont les leçons que vous en avez tirées ?

Parlant de cet Observatoire, c’est très intéressant, parce qu’il a été mis en place par deux syndicats dans une alliance qu’on pourrait dire pratiquement contre nature, puisqu’il s’agit de Solidaires et de la CGC [2] (le syndicat de cadres) qui d’habitude ne travaillent pas et ne coopèrent pas ensemble. Et là, ils ont décidé de monter un observatoire tant la situation leur paraissait grave. C’était au moment où le président de France Télécom de l’époque, Didier Lombard, a dit : « il faut 22 000 départs » [3]. Il a même ajouté : que ce soit par la porte ou par la fenêtre. C’était une image dont il n’avait pas pris conscience des effets. L’idée étant que dans l’entreprise, il fallait que les gens acceptent de partir et il qu’il fallait un peu les pousser pour qu’ils pensent à partir. Donc on a mis la pression. France Télécom a été une des premières entreprises à pratiquer ce changement perpétuel. Et je m’en souviendrai toujours, c’était en dehors et avant l’Observatoire, au milieu des années 1990, j’avais été à un séminaire de cadres de France Télécom. Un cadre était venu à la fin et il m’avait dit :

« – Vous savez, madame, mon boulot c’est de produire de l’amnésie. 
– Qu’est-ce que ça veut dire, produire de l’amnésie ? 
– Moi, je suis là pour que les agents oublient comment ils travaillaient avant, oublient leurs valeurs de service public, leur éthique professionnelle de l’époque, parce que nous prenons un virage qui va nous transformer complètement. Nous allons nous privatiser ou en tout cas devenir de plus en plus commerciaux, et il faut que les gens oublient comment ils travaillaient auparavant. 
– Oui, mais comment fait-on pour que les gens deviennent amnésiques ? – Madame, c’est très simple, il faut secouer le cocotier. 
– Qu’est-ce que c’est, le cocotier ? 
– C’est tout bouger ; tout le temps. C’est très bien, parce que ça sort les agents de leur routine, de leurs habitudes, de leurs réseaux de complaisance (c’étaient les termes qu’il avait utilisés), et donc ils sont beaucoup plus réceptifs, enclins à nous écouter et à adopter les méthodes et les nouvelles valeurs de travail que nous souhaitons mettre en place. »

Donc cette idée qu’il faut métamorphoser l’état d’esprit des salariés, elle était là.

Au sujet de cette anecdote à propos de France Télécom, vous racontez un souvenir extraordinaire. Ça vous évoque ce qu’un anthropologue vous avait dit un jour de l’histoire de l’esclavage au Bénin, au XVIIIe siècle.

En fait, avant de partir pour le Brésil, les Africains qui avaient été vendus en tant qu’esclaves, on les obligeait à tourner, sept fois pour les hommes et neuf fois pour les femmes, autour des arbres de l’oubli. Afin que, étant destinés à être des esclaves au Brésil, ils oublient leur identité d’hommes et de femmes libres. Cette idée de tourner autour des arbres pour oublier et pouvoir accepter leur nouvelle identité d’esclaves au moment où ils débarqueraient du bateau sur le sol brésilien, ça m’avait vraiment frappée. Parce que j’avais entendu auparavant ce responsable dire : mon rôle c’est de leur faire oublier. Je me suis dit : c’est quand même extraordinaire, cette espèce d’intuition phénoménale que peuvent avoir les managers ou les vendeurs d’esclaves qu’il faut changer les hommes si on veut changer leur statut de travail, si on peut dire. Il y a une attaque de la « professionnalité », des compétences des salariés et de la place qu’ils avaient dans l’entreprise auparavant. Quand ils étaient beaucoup moins nombreux, ils avaient un rôle d’interface entre la direction et les subordonnés, et ils étaient beaucoup plus associés à la définition des objectifs de l’entreprise, des stratégies choisies. Tandis que là, effectivement, il y a une massification, on peut parler de prolétarisation. Ils se sentent effectivement ravalés au rang d’OS du tertiaire [4]. Pour une bonne partie d’entre eux, la situation n’est pas très enviable, et les interviews qu’on fait chez les cadres montrent souvent (il ne faut pas généraliser à 100 %) une réelle souffrance et le sentiment d’être un peu pris au piège.

Il y a une montée de la souffrance chez ces gens-là, mais est-ce qu’il y a une remise en question croissante du système, est-ce que ça peut aller jusque-là ? Ou est-ce qu’il y a une telle foi encore dans le néolibéralisme que les gens peuvent se retourner contre eux-mêmes, développer des maladies professionnelles, sans remettre en cause le fond même de l’affaire ?

C’est une bonne question. On peut dire qu’une bonne partie des cadres ont le sentiment que ça ne peut pas être autrement. C’est le sentiment qui a été largement mis en rhétorique par le management – « There is no alternative », le fameux « TINA » de Mme Thatcher : on ne peut pas faire autrement. C’est la globalisation, c’est la concurrence exacerbée, si on veut sauver les emplois et les entreprises il faut en passer par là, et on ne peut pas faire autrement. Ce dont nous souffrons en France aussi, c’est particulièrement grave je trouve, c’est d’une opinion publique qui est assez peu réceptive à l’idée de la souffrance au travail.

Encore aujourd’hui ?

Je crois. Je crois qu’on a une opinion publique qui pense qu’en France nous sommes des privilégiés, que nous avons un Code du travail encore très protecteur ; que nous avons les 35 heures (évidemment ce n’est pas pour tout le monde, mais personne à peu près au monde n’a les 35 heures) ; que nous avons un nombre extrêmement important de fonctionnaires. Il y a donc cette idée que, en France, franchement, il n’y a pas de raison de se plaindre. Et ça a été construit depuis un certain temps. En 1984, il y avait une émission qui s’appelait « Vive la crise » avec Yves Montand. L’idée, c’était : ah, la crise arrive au bon moment pour qu’en France on retrousse nos manches et on se remette au travail. Comme si on ne travaillait pas. Ensuite, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a dit, depuis le Québec : « il faut que les Français ne considèrent pas la France uniquement comme un territoire de Luna Park ou de Disneyland, il faut reprendre le chemin des entreprises ». Et Sarkozy avait fait sa campagne électorale sur la réhabilitation du travail. Or la France, toutes les enquêtes le montrent, est un pays où le travail représente la préoccupation la plus importante comparativement à d’autres activités. Il y a donc un décalage entre la perception qu’on a de la France qui ne travaille pas, et la réalité où les gens sont extrêmement engagés dans leur travail. D’ailleurs, il y a un sociologue qui s’appelle Philippe d’Iribarne, qui a écrit un ouvrage qui s’appelle « La logique de l’honneur », et qui montre que les Français mettent leur honneur dans le travail. Ce qui est assez spécifique et assez spécial, parce que dans d’autres pays c’est plutôt une relation d’ordre contractuel : je travaille parce que j’ai signé un contrat avec mon employeur, et je fais ce qu’on me dit de faire. Mais il y a une souffrance du salarié français à ne pas faire ce qui lui semble être bien du point de vue des règles du métier, du point de vue des règles de l’art et de la finalité de son travail. Il y a une souffrance s’il fait comme on lui dit de faire alors que ça pourrait être mieux. Et on ne tient pas compte de ces réalités. L’opinion publique majoritairement dit : franchement, en France il n’y a pas lieu de se plaindre, il suffit de regarder en Inde, en Chine, etc.

3. Loi Travail et chômage

Effectivement, les politiques ne cessent de dire l’inverse. Je voudrais vous demander ce que la loi Travail XXL va changer sur la vie concrète de l’entreprise. Je pense par exemple à la disparition des CHSCT.

Ce sont les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui ont été mis en place dans le cadre des lois Auroux en 1981. Ils ont cette particularité d’être paritaires, la direction y est présente et il y a aussi les syndicats. Mais il y a aussi des inspecteurs du travail, des médecins du travail. Et ils ont le droit de commanditer des enquêtes auprès d’experts qui sont certifiés par le ministère du Travail, et c’est le comité d’entreprise qui finance ces enquêtes. La loi prévoit d’abord une centralisation qui fait que probablement (on ne le sait pas exactement) ils auront moins d’heures en général pour se réunir. Ce sera à des niveaux plus élevés, moins décentralisés. Surtout, ils auront moins de financements pour commanditer des enquêtes de terrain. Je pense que c’est extrêmement dommageable parce que c’était, et c’est encore, un lieu de constitution de savoirs experts extrêmement riches, précieux et rares sur les conditions réelles du travail, à distance des savoirs managériaux qui sont présentés comme les seuls valides, les seuls légitimes. C’était une démarche extrêmement intéressante, extrêmement appropriée par rapport à cette question de la souffrance puisque, localement, concrètement, il s’agissait voir ce qui pouvait mettre en difficulté les salariés. Mais je pense que ce n’est pas un hasard. C’est l’idée que le savoir légitime sur le travail est concentré au niveau de la direction, du management. Et aussi cette idée que ce sont les managers, les directions qui représentent symboliquement les intérêts de l’entreprise. Cette offensive contre les CHSCT est extrêmement symbolique de cette volonté de s’approprier toute la légitimité de constitution de savoirs en ce qui concerne l’entreprise et le travail. Or l’entreprise et le travail sont des questions de société. Les entreprises sont autant constituées des salariés que des directions. Et le travail est autant mis en œuvre par les salariés que par les directions. Il y a donc un vrai problème au niveau de la symbolique et des représentations qu’on peut avoir des enjeux du monde du travail.

Pour finir, j’aimerais qu’on aborde la question du chômage. Parce que vous avez aussi écrit un livre qui s’appelle « Perte d’emploi, perte de soi ». J’aimerais qu’on l’évoque parce que si le travail peut faire souffrir, l’absence de travail peut s’avérer, elle aussi, dévastatrice.

C’est un des grands paradoxes de notre société. Travailler ne met pas du tout à l’abri de la souffrance. Être privé de travail, c’est ne pas avoir de valeur dans notre société. Parce que la valeur passe par le marché du travail. Il y a quelqu’un qui accepte de vous payer, ça veut dire que vous avez une valeur. Quand on avait fait l’enquête sur la perte d’emploi à la suite de la fermeture des usines Chausson, on avait été confrontés à quelque chose qui pouvait sembler extrêmement paradoxal. Parce que les salariés avaient arraché de haute lutte un excellent plan social, donc des dédommagements. Parfois aussi ils avaient des reconversions intéressantes. Mais la souffrance était telle d’avoir été évincés, de voir une communauté de travail mise à mal, d’être déconsidérés au point de devoir fermer l’entreprise à laquelle ils contribuaient, qu’elle n’a été résorbée ni par l’argent qu’on leur donnait, ni par d’éventuelles reconversions. Est-ce qu’on n’est pas dans un des paradoxes les plus furieux, qui consiste à intensifier de plus en plus le travail des gens qui ont un emploi jusqu’à les mener au burn-out et ce dans des conditions extrêmement condamnables, tout ça pour quoi ? Pour diminuer finalement le nombre d’emplois et accroître le nombre de chômeurs. C’est-à-dire qu’on fait des malheureux des deux côtés. Franchement, à un moment donné il faudrait qu’on accepte de déconstruire un peu ces logiques qui nous paraissent les seules possibles, les seules évidentes, et de reposer à plat les enjeux du travail et ce dont les sociétés ont besoin pour se perpétuer. Certes, il faut des économies pour satisfaire des besoins, c’est une évidence. Mais on ne peut pas continuer de soumettre les sociétés à l’unique rationalité aveugle qu’est la rationalité économique capitaliste, dont on commence à voir les effets sur la dimension écologique. Ce n’est pas évident, mais on commence à prendre celle-ci au sérieux. On n’a toujours pas fait ce même travail en ce qui concerne la contrainte sociale. Qu’est-ce qu’on fait aux gens quand on les met au travail dans ces conditions-là et quand on les prive de travail dans ces conditions-là ? Je pense qu’il faudrait revoir beaucoup de choses. Un des points qui me semblent très importants pour ceux qui sont au travail, c’est de remettre en question ce qui est véritablement archaïque. Parce que ce n’est pas le Code du travail qui est archaïque, ce n’est pas la protection, ce ne sont pas les garanties. Ce qui est archaïque, c’est le lien de subordination inscrit au sein du travail, dans le secteur public comme dans le secteur privé ; qui fait que des professionnels, des gens qui ont des formations, qui ont une qualité d’engagement dans le travail sont soumis de façon quasiment aveugle à des hiérarchies qui ne connaissent pas le travail de ceux qu’ils encadrent, et à des directions qui pensent le travail en fonction de critères qui ne sont souvent pas soutenables.

journaliste : Aude Lancelin
transcription : Josette Barrera et Jérémie Youne

 

 

Une équipe de la Missouri University of Science and Technology a étudié le comportement des fourmis et mis en relation leur temps de travail par rapport à leur temps d’inactivité. Le verdict est sans équivoque : il existe une proportion d’ouvriers paresseux. Et, plus la colonie est grande, plus cette proportion est importante. Dans un groupe de 30 fourmis, les paresseuses représentent 60% de la population et passent à 80% dans un groupe de 300.

Contrairement à ce que l’on imagine, ce type de fourmis est particulièrement utile à la communauté. Les fourmis actives consomment beaucoup plus d’énergie que les autres. Ainsi, « la consommation d’énergie par tête dans le groupe de 300 fourmis est seulement de 50% de celle du groupe de 30 », explique le Dr Chen Hou, qui a dirigé l’étude.

 
En France le collectif Roosevelt agit pour une autre approche du temps de travail :

Interpellation des député-e-s sur l’expérimentation de nouveaux modes de travail

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